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Le triomphe de la vérité

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Témoignage de l’Ambassadeur Jean-Pierre A. EDON, spécialiste des questions internationales: Les lumières d’un diplomate béninois sur la disparition tragique de Desmond Tutu


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« Résolument engagé dans la lutte contre le développement séparé sur une base raciale, Tutu peut être comparé aux combattants de la liberté comme Mandela et Steve Biko » C’est l’un des témoignages de l’Ambassadeur Jean-Pierre Edon, sur la disparition de Desmond Tutu, un grand lutteur anti-apartheid décédé le 26 décembre 2021. Le spécialiste des questions internationales révèle le palmarè de ce célèbre prélat qui fait partie des grandes consciences morales en Afrique et dont la disparition a plongé le monde entier dans l’obscurité. Lisez-plutôt.

DESMOND TUTU, UNE AUTORITE MORALE EXCEPTIONNELLE
Le 26 décembre 2021, le monde entier a réagi par rapport au décès de l’archevêque anglican de la ville du Cap, Desmond Tutu. En dehors des réactions internationales suscitées par le décès de Nelson Mandela en décembre 2013, la disparition d’aucun autre lutteur historique anti-apartheid, n’a entrainé autant de commentaires et d’hommages à travers le monde que celle de cet archevêque. Icône de la lutte contre l’injustice, la ségrégation raciale, cet homme, exploitant son autorité spirituelle, a connu une vie militante et morale exemplaire.
Résolument engagé dans la lutte contre le développement séparé sur une base raciale, Tutu peut être comparé aux combattants de la liberté comme Mandela et Steve Biko. Sa formation de serviteur de Dieu a certainement contribué à son caractère de défenseur des faibles et des opprimés, des victimes de l’injustice et de la domination raciale fondée sur l’inégalité des races.
Dans cette optique, le président Ramaphosa disait qu’il était « un homme d’une intelligence extraordinaire, intègre et invincible contre les forces de l’apartheid, il était aussi tendre et vulnérable dans sa compassion pour ceux qui avaient souffert de l’oppression, de l’injustice et de la violence sous l’apartheid, et pour les opprimés et les oppresseurs du monde entier ».
Devenu la voix du militantisme anti-apartheid pendant l’incarcération de Mandela qu’il n’avait jamais rencontré et dont il épouse les idées, Desmond Tutu plaide pour une action ferme mais non violente. Cette méthode pacifique de lutte lui a valu de recevoir en 1984 le prix Nobel de la paix.
Il organise des marches pacifiques contre la ségrégation et plaide pour des sanctions internationales contre le régime blanc d’Afrique du Sud. A la différence d’autres combattants, sa robe et l’Autorité spirituelle qu’il incarne lui ont épargné la prison. Toutefois il a connu des arrestations brèves de courte durée et sans importance.Pendant longtemps il prêchait dans le désert sans se décourager. A force de détermination et de persévérance, il a fini par être écouté par le régime blanc.
En vertu du défenseur de la justice, la vérité, et du pardon qu’il était, le président Mandela lui a confié la présidence de la commission vérité et réconciliation, mise en place en 1995. Ayant pour mission de faire le point des violations des droits de l’homme et des crimes commis par le régime de la minorité blanche pendant l’apartheid, cette commission a créé l’occasion de mettre face à face les victimes et leurs bourreaux. Ses travaux ont permis à l’Afrique du Sud d’éviter après la libération, d’être dans une position embarrassante et fragile, en ce sens que grâce à elle, le pays a pu tourner la page de la haine raciale.
Pendant trois ans, 30.000 personnes ont été écoutées par cette structure. Au cours des travaux, les victimes ont décrit avec douleur les tortures qu’elles ont subies. Les bourreaux quant à eux ont reconnu ces atrocités. Face à la description émouvante et révoltante des maltraitances inhumaines et dégradantes dont des milliers de sud-africains de race noire en majorité et jaune, ont été l’objet pendant des décennies, Desmond Tutu ne pouvait pas retenir ses larmes. Toutefois, inspiré par sa foi profonde, il s’est prononcé contre des procès en justice pour prêcher le pardon, ce qui a permis aux milliers de coupables de bénéficier de l’amnistie.
Sa détermination à militer pour la justice et l’égalité des races, sa foi dans le service spirituel lui ont valu d’être nommé en 1975, doyen du diocèse de Johannesburg, officiant alors à la cathédrale anglicane Sainte-Marie. Il fut le premier Noir à occuper ce poste.
En vue d’être toujours proche des opprimés qu’il défendait, il refuse d’occuper un logement de fonction luxueux lié à son prestigieux poste, pour s’installer dans un quartier de Soweto, le ghetto des Noirs qui a connu en 1976 de sanglantes émeutes ayant fait des centaines de morts, du fait de la répression systématique et sauvage de la police Blanche.
De cette nouvelle fonction considérée comme une plateforme idéale et respectée, il s’en est servi pour défendre résolument les droits des populations noires et dénoncer le régime inégalitaire de l’apartheid. Il ne manque aucune occasion pour mettre à nu le système ségrégationniste. En tant que personnalité respectable et intègre, il a connu plusieurs promotions.
En 1978, il devient secrétaire général du conseil œcuménique d’Afrique du Sud, ce qui renforce encore sa stature de personnalité intouchable et de défenseur des Noirs. Bien qu’il n’ait pas encore rencontré Mandela détenu en prison, il partageait pleinement ses fortes convictions.
En 1986, il est devenu Archevêque de la ville du Cap, poste le plus élevé de l’église anglicane sud-africaine. Un an plus tard, il est nommé président de la conférence de toutes les églises du pays, poste qu’il a occupé jusqu’en 1996. Sa popularité, son aura en Afrique du Sud, sa reconnaissance internationale, lui ont permis de jouer un rôle déterminant dans le démantèlement de l’apartheid.
Volubile, malicieux et comédien à souhait, l’archevêque du Cap était la voix des sans-voix qui ne manquait aucune opportunité pour tancer les politiques d’où qu’ils viennent. Son impartialité légendaire, son objectivité notoire et son franc-parler inspiré de la vérité, lui ont valu la haine de ceux qui se servent du mensonge et de l’injustice pour tromper les citoyens.
Après sa renonciation à la fonction archiépiscopale, fidèle à ses convictions, il poursuit son engagement pour la paix et la justice. Aussi a-t-il dénoncé l’ANC en critiquant les errements de l’ancien président Thabo Mbeki dans la lutte contre le Sida et aussi la corruption du temps du Président Jacob Zuma. Il a été déçu des comportements des nouveaux dirigeants de ce parti dont il dénonce aussi la dérive autoritaire et la propension à la corruption. Ce franc-parler lui a coûté de n’être pas invité aux obsèques de son ami Mandela.
Sur le plan international, il s’est fait une réputation. C’est ainsi qu’il n’a pas hésité de critiquer en son temps, les violations des droits de l’homme par le régime du président Mugabe au Zimbabwe. Comparant à l’apartheid, le traitement réservé par Israël aux Palestiniens, il s’est rendu en 2004 à Jérusalem et dans les territoires arabes occupés, plaidant pour des sanctions économiques contre l’Etat juif et son boycottage sur le plan sportif.
En 2010, il s’est attaqué à Vladimir Poutine pour sa guerre en Tchétchénie. Il dénonça en 2017 la situation des Rohingyas en Birmanie. En 2012, il refusa de participer en Afrique du Sud à une conférence publique avec Tony Blair dont il condamne le rôle dans l’invasion de l’Irak menée sur la base du mensonge. D’après lui Georges W. Bush et Tony Blair devraient être déférés devant la CPI pour une guerre qui a déstabilisé et polarisé le monde.
Il a par ailleurs soutenu le combat mondial des femmes contre le sort des enfants au travail et la crise de l’environnement. Par une pétition signée de 200.000 personnes, il réclama « une vraie justice climatique ».
Toutes ces actions très nombreuses dont on ne peut tout citer ici, lui ont valu un très grand respect dans son pays et à l’étranger, de même que de nombreuses distinctions dont deux méritent d’être citées : le prix Nobel de la paix en 1964 et en 2003, le lauréat du prix américain Templeton, le plus richement doté du monde (Un million d’Euros), pour son œuvre en faveur de l’amour et du pardon. Pour lui « la réconciliation doit combiner vérité et pardon ».
Voilà ce qu’a été l’homme dont la disparition à 90 ans, au lendemain de la fête de Noël, a mérité de multiples hommages de la part des hautes personnalités d’Afrique et du monde. Le président sud-Africain Cyril Ramaphosa considère sa mort comme « un nouveau chapitre de deuil dans l’adieu de notre nation à une génération de Sud-Africains exceptionnels qui nous ont légué une Afrique du Sud libérée ». De son côté, l’archevêque anglican du Cap, Thabo Makgoba déclarait : « En tant que chrétiens et croyants, nous devons aussi célébrer la vie d’un homme profondément spirituel dont l’Alpha et l’Omega étaient sa relation avec notre créateur ».
Desmond Tutu fait partie des grandes consciences morales. Jusqu’à son dernier souffle, il a dénoncé les injustices et critiqué tous les pouvoirs oppressants et autoritaires. Durant l’audience qu’il nous a accordée le 31 Juillet 2003, nous avons été impressionné par son humanisme, son amour du prochain et surtout sa foi en Dieu. Il est resté fidèle à ces valeurs durant toute sa vie, raison pour laquelle sa mort a eu tant d’échos dans le monde. Au fil des multiples combats qu’il a menés pour la dignité humaine, le pardon et la réconciliation, il est devenu la référence bienveillante d’une nation en reconstruction, la conscience morale d’un pays autrefois en proie aux démons du développement séparé racial.
Jusqu’à ses obsèques le 1er Janvier 2022, un élément de ses valeurs morales, à savoir l’humilité, est apparu à travers la simplicité de son cercueil en bois blanc ordinaire. Par l’aquamation, une méthode funéraire très verte, une nouvelle technique de crémation par l’eau, l’homme de Dieu confirme ainsi que « vanité des vanités, tout est vanité ».
Toute sa vie et ses œuvres véhiculaient des messages. L’un d’entre eux est que sans être un politicien, un serviteur de Dieu peut contribuer activement et efficacement à la lutte contre l’injustice, l’inégalité sociale, la domination d’une race par une autre, la pauvreté, la corruption et l’arbitraire. A cette lutte il a participé tant dans son pays qu’à l’étranger, sans jamais chercher un poste politique qu’il pouvait facilement avoir s’il le voulait. L’enseignement qui s’en dégage est que Tutu est un homme de principe, fidèle et jaloux de ses idéaux qu’il défendait sans s’attendre à une contrepartie.
Il s’est servi de ses convictions spirituelles inspirées du livre saint, pour militer en faveur du bienêtre et de la dignité de l’homme sur cette terre, tâche parfaitement conforme à sa mission épiscopale. En dénonçant les guerres dans différentes régions du monde, en fustigeant l’injustice, la pauvreté et les actes immoraux qui se développent de nos jours, le pape François s’attelle à la même tâche. Il n’y a donc pas d’antinomie entre la mission spirituelle d’un homme de Dieu et la recherche d’alternatives aux problèmes de l’être humain en général, à ceux des pauvres et des opprimés en particulier.
Un autre message qui découle de la vie de l’archevêque émérite du Cap, et qui est une confirmation de la vérité, est que la lutte pour une cause juste finit par être victorieuse pour peu qu’il y a la persévérance, la ferme détermination et l’esprit de sacrifice.
Enfin cet homme qui a baptisé son pays « Nation Arc-en-ciel » en raison des différentes races que compte sa population (Noirs, Blancs, Indiens), recommande aux générations actuelles et futures, l’usage du pardon, une force et une puissance libératrice qui reçoit toujours la bénédiction du tout-puissant.
Le succès qu’a connu la commission vérité et réconciliation, relève surtout du pardon qu’il a recommandé au pouvoir d’accorder aux bourreaux de l’apartheid, ce qui a été fait par une amnistie en faveur de tous les coupables très nombreux. Sur ce plan en particulier, il est en parfaite harmonie avec son ami Nelson Mandela, un autre apôtre du pardon, que n’oublieront jamais les Blancs sud-africains à qui il a sauvé la vie, grâce à son indulgence. Cette sagesse a permis de rejeter systématiquement les règlements de comptes qui pourraient engendrer des guerres civiles regrettables.
Par ses qualités morales, l’Afrique du Sud et le monde entier se souviendront toujours de Desmond Tutu, une Autorité morale exceptionnelle. Ce qui suit l’homme à sa mort, ce ne sont pas les réalisations socio-économiques faites, les biens et fortunes accumulés de son vivant (autant de choses que le peuple oublie vite parce que ce n’est pas extraordinaire), mais plutôt ses valeurs morales qui laissent des traces indélébiles et marquent l’esprit de la population. Il est à espérer que l’œuvre et la vie de Desmond Tutu deviennent une source d’inspiration pour la jeunesse mondiale en général, celle du continent africain et de la nation arc-en- ciel, en particulier.

Jean-Pierre A. EDON
Ancien Ambassadeur du Benin en Afrique du Sud,
Spécialiste des questions internationales.

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