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Le triomphe de la vérité

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Entretien avec Vera Songwe, Secrétaire exécutive de la Commission Economique pour l’Afrique (CEA): « La ZLECAF n’est pas menacée par la fermeture des frontières »


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Vera Songwe est Secrétaire générale adjointe de l’Onu et Secrétaire exécutive de la Commission Economique pour l’Afrique (CEA). Economiste camerounaise, ancienne de la Banque Mondiale et de la Société financière internationale (SFI), Vera Songwe a été classée en 2013 par le magazine américain Forbes parmi les « 20 jeunes femmes les plus puissantes d’Afrique ». Dans l’entretien qu’elle nous a accordé dans ses bureaux d’Addis-Abeba en Ethiopie, elle estime que la crise des frontières ne constitue pas une menace pour la Zone de libre-échange de l’Afrique (ZLECAF) qui doit prendre effet dans quelques semaines.

L’Evénement Précis : Depuis trois mois on constate que le Nigéria a fermé ses frontières terrestres et aujourd’hui on se demande si on assiste à un retour de l’isolationnisme en Afrique. Est-ce votre impression ?

Vera Songwe : Non je ne pense pas que nous assistons à un retour de l’isolationnisme. Je ne pense pas. Comme vous le savez tous, nous sommes à la veille de la zone de libre-échange continental africain. Et nos pays sont en train de travailler pour s’assurer que le marché interne est pratique pour cette zone de libre-échange continental. Evidemment, quand nous regardons sur le continent, nous avons quatre ou cinq pays qui sont les plus industrialisés : l’Afrique du sud, le Nigéria, le Maroc et l’Egypte. Et donc quelque part, ces pays-là doivent aussi se poser la question de savoir : quel effet cela aura sur nous et comment nous y préparer ? On peut avoir deux options. Premièrement c’est dire nous sommes des marchés sérieusement compétitifs et que la zone de libre-échange continental va nous aider à conquérir d’autres marchés. C’est le cas de l’Egypte qu’on voit aujourd’hui partout. Les égyptiens sont en train d’essayer d’entrer en Afrique de l’Est. Ils sont déjà en Afrique de l’Ouest et ils vont faire encore mieux. On a eu une session sur l’industrie pharmaceutique et ils y sont présents. L’Afrique du sud a toujours été moins présente sur le continent mais on voit déjà une sorte de reconsidération du continent. C’est un marché qui s’ouvre, c’est pour eux, ils sont déjà dans le G20, mais avoir 1,3 milliards de personnes comme marché, c’est toujours intéressant. L’Afrique du sud est un marché qui est déjà un peu plus fermé, un peu moins compétitif que l’Egypte. Maintenant au Nigéria on a un marché qui, à cause du fait que le coût des intrants est assez élevé, et bien qu’étant un pays assez industrialisé, les produits finis sont assez chers. Et donc quand on parle de la compétitivité, la production de la volaille est beaucoup moins chère au Sénégal qu’elle ne l’est au Nigéria. La production du bois est beaucoup plus chère au Nigéria qu’elle ne l’est au Cameroun. Donc à partir du moment où nous parlons de l’ouverture des frontières pour un pays comme le Nigéria, ce que ça crée c’est une concurrence aiguë déjà sur le continent. Mais parce que les pays frontaliers du Nigéria ont aussi cette relation avec nos amis hors de notre continent. Le Nigeria ne voit pas seulement la compétition avec les autres pays africains mais il voit la compétition aussi avec les pays extérieurs. C’est pour cela que dans le travail que nous faisons dans la ZLECAF, est de regarder ce que nous appelons les règles d’origine. Les règles d’origine disent que des biens ne peuvent pas traverser les frontières si elles ne sont pas faits à 85% ou plus sur le continent. Et je crois que le Nigéria aujourd’hui ferme ses frontières en se disant « on n’a pas encore fini avec ce protocole-là ». On va avoir une réunion en Décembre pour finir de ratifier ce protocole sur les règles d’origine. Donc, je pense que le Nigéria doit se dire : « tant qu’on n’a pas ça, tant qu’on n’a pas une procédure dans le cas où il ya infraction sur ce protocole, qu’est-ce qu’on fait ? » Il faut un système pour pouvoir régler ça. Au Nigéria, ils se posent les questions et se disent que tant qu’on n’a pas tout ça, on va se protéger. Je crois qu’on a tous été assez contents de voir le Nigéria au Niger, signer la ZLECAF et nous sommes en train de travailler avec eux et entre le 8 et le 12 décembre, la CEA sera au Nigéria pour organiser une grande conférence sur la ZLECAF, pour aussi continuer à socialiser le secteur privé et le secteur politique.

La question qui se pose en fait c’est qu’on se demande si la ZLECAF à court ou moyen terme n’est pas menacée ?

Non, elle n’est pas menacée. Elle a peut-être un peu plus de peine à naître parce que la ZLECAF par définition, encore une fois de plus, c’est un protocole qui pousse à la compétitivité. Donc, ceux qui ne sont pas compétitifs se sentiront menacés. La ZLECAF veut pousser aussi des chaines de valeurs continentales. Ce qui veut dire que les hommes d’affaires pourront aller s’installer là où les coûts de production sont les moindres. Donc si tu es au Nigéria et que le coût de production est assez élevé à cause du manque d’énergie, que le coût de la main-d’œuvre est plus élevé,tuvas au Bénin où on a un peu plus accès à l’énergie et où le coût de la main-d’œuvre est moins cher. Donc, quand le Nigéria ferme ses frontières, elle ferme ses frontières aussi aux Nigérians qui sont installés au Bénin et qui y travaillent. Donc je pense qu’on ne doit pas le regarder comme une concurrence nationale. C’est plutôt une concurrence de l’entreprise parce qu’il y a des Nigérians au Bénin, il y en a au Togo, en Côte-d’Ivoire. C’est comme les Américains. Des entreprises américaines se sont déplacées pour le Mexique, la Chine. Des Nigérians, ou tout homme d’affaires conscient qu’il doit avoir un bénéfice intéressant, vont aller dans un pays où le coût de production est réduit. Et c’est ça le but de la ZLECA. Les hommes d’affaires peuvent se déplacer ou s’installer dans les pays où les coûts de production sont les moindres et qui peuvent exporter dans toute la zone. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Nous espérons que petit à petit nous allons avoir de l’ouverture.Les échanges intra-CEDEAOen matière d’exportation c’est 8%, pour l’importation c’est 9%. La zone de l’Afrique de l’Est par contre est à 17%, donc deux fois plus d’échanges commerciaux qu’en Afrique de l’Ouest. Je crois qu’il y a encore beaucoup de valeurs à en tirer. Je pense que quand on voit des pays comme la Côte d’Ivoire qui sont assez ouverts et qui sont en train de croître à cause du fait qu’ils peuvent avoir ces installations d’entreprises non ivoiriennes, il y a toujours cette compétition puisque de nombreux Sénégalais vont s’installer en Côte-d’Ivoire. Mais maintenant il y a un peu l’inverse. Je crois donc que la ZLECAF n’est pas menacée.

Que peut faire la CEA pour prévenir ce genre de crise ou que fait-elle déjà pour la prévenir, vu qu’on n’a pas encore la mise en œuvre de la ZLECAF.

Je tiens à le répéter, ce n’est pas une crise entre pays, c’est une crise entre commerces. Ensuite, que fait la CEA ? Déjà on a publié une étude qui montre un peu quels sont les avantages de l’ouverture des frontières. Je vous ai déjà dit qu’on est en train d’organiser une session de consultation au Nigéria où on va essayer d’aborder ce sujet. Evidemment, nous ne sommes pas une institution politique. Nous sommes une institution économique. Donc, tout ce que nous pouvons faire c’est de faire un plaidoyer à travers les chiffres, à travers nos analyses qui pourraient montrer qu’une ouverture est importante. Mais, encore une fois, je le répète, si vous êtes le Nigéria et que pendant très longtemps le marché nigérian est un marché qui a été plus ou moins subventionné et que de ce fait, le fait que vous n’étiez pas compétitif n’était pas important parce que vous avez eu à gérer votre économie sur place, aujourd’hui, vous vous levez un matin et il y a tous ces biens moins chers qui viendront de la sous-région, il faut peut-être avoir un temps de mise à jour. Je crois que c’est plutôt ça que le Nigéria devrait peut-être demander. C’est de dire :« nous avons besoin d’un moment de mise à jour, retravaillons sur certaines choses. » Je pense peut-être fermer les frontières, c’est une façon un peu plus brute de faire cette mise à jour parce qu’à l’intérieur ils sont sûrement en train de réfléchir, puisque nous savons que toutes les frontières sur notre continent sont poreuses. Donc vous pourrez donc les fermer pour les grandes cargaisons de riz mais éventuellement pour le pétrole et tout ça ce n’est pas toujours évident. Et comme je le dis, il y a des Nigérians de l’autre côté, des Togolais, des Béninois, des Camerounais de l’autre côté. Donc je crois que ce n‘est pas une situation qui pourrait être soutenable à long terme. Le point de la ZLECAF c’était pour favoriser l’intégration continentale. Je pense que même les entreprises nigérianes à l’intérieur du Nigéria, qui utilisaient des matières premières qui venaient des pays limitrophes vont commencer à sentir un peu le malaise. Les prix ne vont pas flamber seulement au Bénin ou au Togo, ils vont flamber aussi au Nigéria. C’est dommage parce que quand les prix flambent, ce sont les pauvres qui souffrent le plus donc nous espérons que cette situation ne va pas perdurer.

Vous organisez cette semaine à Abidjan une conférence sur le foncier. Pourquoi la CEA s’intéresse autant au foncier au point de créer un centre pour la politique foncière ?

C’est simple. Le foncier pour le continent et surtout pour les femmes est leur premier avoir et avec cet avoir, nous pouvons avoir accès à des prêts financiers pour améliorer notre bien-être. Quand nous parlons de l’autonomisation de la femme, quand nous parlons de l’inclusion financière, quand nous parlons du fait que nous voulons avoir plus de filles à l’école, le premier acquis est un domaine. Si on a une parfaite transparence autour de la politique foncière, nous pensons que cela rendra plus facile l’autonomisation surtout des populations pauvres. On a fait des études à la CEA, qui montrent que quand une femme ou une famille qui vit dans le monde rural a son droit de propriété, la probabilité qu’elle va investir pour augmenter la productivité de son terrain est 80 fois plus élevée. Donc première chose, c’est que quand on a le droit de propriété, on fait plus d’investissement. Soit si on est en ville, dans les banlieues, tu investis dans un bâtiment. Si c’est dans le monde rural, en mettant de l’engrais ou en utilisant la mécanisation tu augmentes la productivité de ton champ. Deuxièmement, quand ces personnes ont accès et ont droit à leur propriété, non seulement elle ont un rendement élevé, mais aussi grâce à ce rendement, elles ont accès à plus de financement. Et ces familles-là ont plus de chance de sortir de la pauvreté parce que l’investissement, le rendement sur l’investissement dans la terre est beaucoup plus élevé que le rendement dans un investissement immobilier. L’accélération de la sortie de la pauvreté est beaucoup plus élevée. Nous sommes malheureusement le continent où il y a le plus de pauvres. Parce que l’Inde est en train de faire sortir ses habitants de la pauvreté plus rapidement que nous. La Chine, évidemment, sort 100 millions de personnes de la pauvreté chaque année. Nous n’arrivons pas à le faire. La Chine et l’Inde ont fait ça à travers l’agriculture et avec une politique foncière un peu plus travaillée. Donc, nous pensons aussi que nous pouvons y arriver. Si nous avons sur le continent une politique foncière plus claire, plus transparente, plus juste, le rendement sur les populations sera assez élevé. La deuxième chose qui ne semblait pas importante avant mais qui est aujourd’hui importante, ce sont les changements climatiques et la gestion de la terre qui deviennent de plus en plus importants. Nous voyons par exemple dans le bassin du lac Tchad, le problème qu’il y a actuellement avec la sécheresse. Nous voyons aujourd’hui tous les problèmes qu’il y a entre les propriétaires de terres et les éleveurs, c’est-à-dire la crise sylvo-agro pastorale. Encore une fois, c’est une question de droit à la propriété. Par contre, nous voyons au Niger, une transparence. C’est un des pays qui ont fait un droit foncier pour les agro-pastoralistes et les agriculteurs. Et on a moins de crises qu’au Nigeria où on n’a pas une transparence. Dans le temps quand on parlait de ça on disait qu’il fallait aller voir ce que fait le Bengladesh. Aujourd’hui, en Afrique, au Nigéria, on tue tous les jours. Il faut mettre en place un système foncier clair et le Niger nous a montré qu’on peut avoir des formes de gestion de la propriété foncière qui peuvent coexister dans le monde rural. Donc, voilà pourquoi nous pensons que le foncier est important. Et quand nous travaillons sur le foncier, nous touchons ce que nous appelons l’ODD 1.

Quand vous discutez du foncier avec tous les représentants de l’Afrique, qu’est-ce que vous leur proposez, par rapport à l’accaparement surtout des terres fertiles par les étrangers, notamment les Chinois?

Comme vous le savez, en 2008 on a eu le problème de l’accaparement des terres et comme vous le savez, on a mis en place dix principes à respecter sur le droit foncier. Maintenant, le fait qu’un immigré peut avoir accès à la terre dépend du gouvernement. C’est une question de politique. Nos politiques doivent décider quels seront les moyens pour gérer les investissements. On a besoin aussi des investissements. Donc je pense que la question c’est de savoir si ce sont des investissements soutenables, durables, inclusifs qui incluent les populations locales dans les démarches qui sont en train d’être prises.

Entretien réalisé par Olivier ALLOCHEME

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