Une fois l’agitation passée et l’émotion retombée, une franche explication pourrait bien avoir lieu dans quelques jours entre services de renseignements britanniques et américains. Les premiers reprochent en effet aux seconds d’avoir fourni trop rapidement aux médias américains des détails clés de l’enquête sur l’attentat de Manchester. Lundi soir, quelques heures seulement après l’explosion, la chaîne américaine NBC News a ainsi été la première à communiquer un bilan initial de 20 morts, citant des responsables américains ayant été briefés par les Britanniques. Lesquels, à ce moment-là, n’avaient fourni aucun bilan précis.

Le lendemain, épisode similaire. Sauf que cette fois, l’information est autrement plus sensible : il s’agit de l’identité de l’auteur présumé de l’attentat. Peu après 13 heures, heure britannique, la chaîne américaine CBS News, citant elle aussi un «responsable américain», est la première à dévoiler le nom de Salman Abedi. Rapidement, NBC News, CNN et l’agence Associated Press en font autant. Ce n’est que quatre heures plus tard que la police de Manchester, dans un communiqué, confirme l’identité du terroriste présumé.

Face à un tel scénario, une question se pose : les médias américains ont-ils tout simplement été meilleurs, plus rapides et plus efficaces que leurs homologues britanniques ? En réalité, ils ont surtout été mieux informés par des responsables américains un peu trop bavards au goût des autorités du Royaume. Sous couvert d’anonymat, un ancien chef du renseignement britannique tacle ainsi dans Newsweek les services américains : «Ils ne comprennent ni les conséquences complexes de diffuser de telles informations, ni les raisons de ne pas le faire. Pour eux, il s’agit juste d’avoir quelque chose à raconter, souvent pour se mettre en valeur. Ce sont des pipelettes et c’est vraiment, vraiment malvenu».

Pacte de confiance

Interrogé mardi après-midi sur ces fuites venues des Etats-Unis, un porte-parole du gouvernement britannique s’est refusé à tout commentaire. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Londres n’est pas agacée. «S’il y a eu une violation d’un accord de confidentialité de la part des officiels américains avec qui les Britanniques avaient partagé ces informations, alors les services britanniques ont le droit d’être mécontents, même s’ils avaient prévu d’annoncer rapidement eux-mêmes le nom du suspect», analyse Paul Pillar, vétéran de la CIA aujourd’hui chercheur au Center for Security Studies de l’université Georgetown.

Si les révélations anticipées des médias américains marquent une rupture du pacte de confiance entre services américains et britanniques, peu de spécialistes imaginent qu’elles aient pu entraver le travail des enquêteurs. Ancien agent du FBI ayant conduit des enquêtes antiterroristes, James Bernazzani estime que la diffusion de l’identité du suspect était quoi qu’il arrive imminente et logique. «La meilleure source de renseignement reste le public. Qui sait quels renseignements supplémentaires ont pu être récoltés depuis l’identification du suspect?» s’interroge ce professeur à l’université de Tulane (Louisiane), presque convaincu que Salman Abedi a bénéficié de complicité. «Les fabricants de bombe sont précieux pour les organisations terroristes. Ceux qui fabriquent les bombes sont rarement ceux qui se suicident avec elles».

Fuites à répétition

Ces révélations sur l’attentat de Manchester surviennent en tout cas à un moment où les fuites se multiplient au sein de l’administration américaine. De la Maison Blanche au Pentagone en passant par le département d’Etat et les agences de renseignement, de nombreux responsables fournissent des informations aux médias sous couvert d’anonymat. Donald Trump lui-même a été vivement critiqué pour avoir partagé des informations confidentielles − fournies par Israël − avec le chef de la diplomatie russe.

Mises bout à bout, ces difficultés à garder les secrets pourraient-elles inciter certains pays, comme le Royaume-Uni, à réduire leurs échanges d’informations avec Washington ? «J’espère et je pense que nous n’en sommes pas là», estime Perry Cammack, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Cet ancien diplomate admet toutefois que le contexte est inédit : «Nous sommes au beau milieu d’une crise politique de premier ordre à Washington. Si cela se prolonge indéfiniment, les partenaires auront le choix de réévaluer la protection de leurs informations».