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Le triomphe de la vérité

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Entretien avec l’ancien ministre John Igué: « Notre avenir avec le Nigeria est menacé »


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John Igué est amer mais franc. Invité au forum international sur le développement durable qui s’est tenu à Lomé les 15 et 16 juin derniers, il s’est ouvert à nous sur le commerce avec le Nigeria qui alimente les caisses de l’Etat alors que ses perspectives sont franchement sombres.

 L’Evénement Précis: Pourquoi le Nigeria a-t-il fermé ses frontières pour empêcher la réexportation du riz ?

 John Igué: Les Nigérians nous ont déjà avertis depuis 2003.  D’ailleurs depuis 1984, avec Babanguida, les Nigérians nous avaient dit que la manière avec laquelle nous exploitons la frontière ne les arrange pas et qu’il faut sur cette question-là qu’on s’asseye et qu’on discute. Et cela depuis 1984, c’est la période où la contrebande avec le Nigeria était au plus fort. Un beau matin, Babanguida s’est levé et a fermé la frontière. Cette affaire a duré plusieurs années avant qu’on ne revienne à la normale en 1986. Mais les Béninois n’ont jamais réussi à rentrer en contact avec les Nigérians pour discuter sérieusement de la question. Parce que nous au Bénin, on a une manie, c’est de faire la politique de l’autruche. Les Béninois n’aiment pas le Nigeria, mais ils vivent du Nigeria et les Nigérians le savent. Quand vous écoutez les commentaires que les cadres de l’administration font sur le  Nigeria, c’est malheureux. Les Nigérians ont leur ambassade chez nous, et entendent tout. Donc nous-mêmes nous ne savons pas ce que nous voulons. Un pays qui nous est  aussi précieux, nous devons avoir des relations de qualité avec lui. Vous ne pouvez pas être dans la position d’exploiter et ne pas créer les opportunités d’une relation saine et dynamique. Donc ce qui se passe aujourd’hui, c’est les réminiscences de ces vieilles affaires. En 1988, on a failli en venir aux mains entre le Bénin et le Nigeria, c’est moi qui ai réglé le problème en organisant la conférence de Badagri. Vous pouvez faire vos enquêtes là-dessus. Pourtant, je n’étais rien à l’époque.

 Quelles sont les solutions qui ont été retenues à cette conférence ?

Depuis lors, on a mis en chantier un projet de traité de coopération transfrontalière à l’intérieur duquel on a défini toutes les formes de rapport qu’on devrait avoir.  Mais cela n’arrange pas certaines catégories de gens et on n’a  pas avancé jusqu’aujourd’hui.

 Par exemple qui ?

Vous les connaissez, non ? Vous connaissez l’ambiance politique mauvaise du Bénin. Et dans une ambiance politique mauvaise, quelles bonnes relations voulez-vous qu’on ait ?

 Mais à son avènement, le président Boni Yayi a établi une zone de coprospérité avec le Nigeria…

Il a eu au départ une très bonne volonté. Mais les hommes qu’il a placés sur le dossier n’ont pas l’envergure nécessaire pour régler la question. Vous connaissez les Nigérians.   Pour eux, c’est d’abord les hommes. Les gens qui ont récupéré le dossier au départ ne connaissent rien du Nigeria. C’est pourquoi le dossier n’a pas évolué.

 Depuis mars, le Nigeria a mis en chantier une politique décennale de promotion de la riziculture, pour doubler la production rizicole. Est-ce qu’à terme, cela ne menace pas la réexportation du riz au Nigeria ?

Le Nigeria est engagé dans une politique d’autosuffisance alimentaire. Et par rapport à cela, les Nigérians estiment que cette réexportation gêne leur programme. Donc, ce sont là les questions de fond. Sur cette question précise, nous devons suivre l’évolution de la politique nigériane et réajuster au fur et à mesure. Nous n’avons pas une visibilité nette de ce que nous voulons ni de là où nous allons. Nous sommes toujours dans la politique de saisir les opportunités. C’est vrai que le Nigeria est engagé aujourd’hui dans une politique d’autosuffisance alimentaire avec des programmes très forts, et nous avons le même environnement bioclimatique. Pourquoi ne pouvons-nous pas en faire de même  au lieu de nous contenter des solutions de facilité ? Le problème est là. Un pays ne peut pas accepter qu’un autre pays désorganise sa politique économique. La réexportation du riz participe à cela, tout comme la réexportation  de beaucoup de produits. Depuis que Obassanjo a tapé sur la table en 2003, on n’a pas tiré les leçons nécessaires. Ce n’est pas normal. Un pays ne peut pas fonctionner comme nous le faisons. On ne voit pas l’organisation que nous mettons en place pour résoudre les grands problèmes de la nation.

 Est-ce qu’à court ou à moyen terme, il n’y a pas d’autres menaces sur le commerce transfrontalier avec le Nigeria ?

 C’est clair que si aujourd’hui nous parlons de la politique du riz, on parlera demain de celle de la réexportation des véhicules d’occasion. Quand Yar’Adoua est arrivé en 2008 et avec la crise économique, il a libéralisé totalement le secteur. Les Nigérians avaient dit qu’ils ne vont pas importer des véhicules de plus de dix ans d’âge. Mais quand Yar’Adoua est arrivé, il a levé ce verrou. Si cela marche encore aujourd’hui, c’est parce que la gestion de leur autorité portuaire est chaotique. Le jour où ils vont assainir la gestion chez eux, plus rien ne passera par le Bénin. Nous devons suivre toutes ces questions au jour le jour.

 Que devient alors la proposition que vous avez faite de mettre en place une cellule de veille pour suivre les relations bénino-nigérianes ?

Depuis plus de vingt ans, je le demande au niveau du ministère des affaires étrangères. Ce qui bloque, c’est la politisation à outrance de notre administration. Les cadres qui doivent gérer les dossiers sensibles ne se gênent plus parce qu’ils disent : « pendant combien de temps je vais garder le dossier ? » Donc, on n’a pas formé jusqu’aujourd’hui des spécialistes des grands problèmes de la nation à cause de la politisation à outrance de l’administration béninoise. Chaque ministre agit sans savoir que le pays doit être installé sur des bases stratégiques durables. Si vous demandez à n’importe quel cadre de l’administration de faire des efforts, il vous répond : « par rapport à quoi ? Vous connaissez combien de mois je vais faire ici ? » C’est cela le drame de ce pays. C’est le pays en Afrique de l’Ouest où l’administration est la plus fragile aujourd’hui à cause des jeux politiques qui s’y font.  C’est très grave. Je le dis à haute voix à Lomé ici. Aucun pays ne fonctionne comme nous fonctionnons au Bénin.

 Nous devons quand même trouver des solutions…

Ce qu’il faut faire, c’est de mettre la politique à part et l’administration à part. Si on veut utiliser l’administration pour les jeux politiques que nous voyons, ce pays ne gagnera rien dans l’avenir. Il sera toujours en face des défis et des soucis que vous évoquez aujourd’hui par rapport au Nigeria.

 Par rapport au forum, que pensez-vous des propositions du Président de la BOAD, Abdoulaye Bio Tchané ?

Honnêtement, le discours du Président de la BOAD est un très bon discours, très clair sur ce qu’il souhaite et sur les types de débat qu’il voudrait qu’on engage. Il a tracé la voie de façon extrêmement précise et bien faite. Le reste aujourd’hui, c’est que dans un forum comme celui-ci, les thématiques à aborder sont nombreux et nous n’aurons pas le temps d’aller dans les détails. Ce qui est le plus important dans ce que nous faisons, c’est de créer les déclics dans l’esprit des gens. Si ce forum peut arriver à entrainer des déclics sur le fait que nous devons nous ressaisir, nous les élites africaines, ce serait déjà un grand pas. Les élites africaines ont pris les populations africaines en otage et en vivent. Dans cette perspective, nous ferons encore cinquante ans, sans que rien ne change. Le symbole de l’école partout, c’est la lumière, la lumière qui brille. Cela veut dire que les enfants qu’on envoie à l’école doivent revenir  pour devenir lumière dans leur milieu. Mais malheureusement, ces enfants-là ne sont plus lumière aujourd’hui. Ils aggravent les conditions des populations qui ont financé leur formation. C’est avec l’argent du contribuable que tous ces cadres ont été formés. Mais qu’est-ce qu’ils retournent comme récompense à la base? Rien du tout. Ils sont toujours dans la manipulation de leurs propres populations.

 La Banque Mondiale estime que le commerce entre les pays de la sous-région est encore très insuffisant. Il s’agit d’un goulot d’étranglement pour le développement de chacun des pays de la CEDEAO…

L’intégration n’avance pas parce que nous tous nous produisons la même chose. Il faut absolument que tous les Etats membres de ces structures que sont l’UEMOA et la CEDEAO s’asseyent pour analyser les opportunités qui sont offertes à chacun d’eux et se donnent des programmes de spécialisation de chaque pays dans tel ou tel produit. Mais si nous tous nous produisons du manioc, du riz ou du coton, qui va vendre qui va acheter ? Les Européens qui nous ont colonisés ont fait cela. Les Français en créant l’AOF [Afrique occidentale française], ont géré l’économie agricole aofienne, sur la base des bassins de production : bassin arachidier, bassin cotonnier, bassin palmier à huile ? Est-ce que nous sommes dans cette voie-là aujourd’hui ? C’est ce qui fait que le commerce sous-régional ne marche pas. Nous sommes toujours dans la gestion des opportunités. En faisant la politique de gestion des opportunités, le commerce sous-régional ne pourra jamais marcher.

 Propos recueillis par Olivier ALLOCHEME

 

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