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Le triomphe de la vérité

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Réflexion de l’ancien ambassadeur du Bénin en Afrique du Sud: Jean-Pierre A. Edon expose les enseignements qui se dégagent de la lutte contre l’apartheid


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L’INSTITUTIONNALISATION ET LA FIN DE L’APARTHEID EN AFRIQUE DU SUD : LECONS DE VIE

A la suite de l’article publié en novembre dernier, à l’occasion du décès du dernier président de l’Apartheid, des questions nous sont adressées pour en savoir davantage sur l’ancien système politique ségrégationniste en Afrique du Sud. Ce bref article qui se veut un complément au précédent, essaiera de présenter succinctement ce système qui est entré dans l’histoire, ayant été aboli depuis une trentaine d’années, et d’évoquer sommairement les résistances qu’il avait engendrées.
Le mot apartheid signifie « séparément ou séparation » en Afrikaans, la langue des colons hollandais installés en Afrique du Sud depuis très longtemps. C’est la politique de « développement séparé » basée sur la différenciation entre les races. Celles-ci, reçoivent des traitements inégalitaires, fondés sur l’idée que la race blanche est supérieure aux autres.
Ignorant la majorité noire, l’Afrique du Sud contemporaine est née en 1910 entre Blancs de l’Union des Colons Britanniques et des Afrikaners(ou Boers) d’origine hollandaise. L’apartheid ou « séparation, à part » a légalisé à partir de 1948, la ségrégation pratiquée depuis le XVII siècle par les premiers colons néerlandais.
Institué par le Parti National (PN) qui a dominé la vie politique de 1948 à 1994, le système reposait essentiellement sur trois piliers légaux renforcés plus tard par d’autres lois : la loi sur la classification de la population, la loi sur l’habitat séparé et la loi sur la terre.
Au titre de la première loi (Population Registration Act), clé de voute du système, il est défini quatre groupes raciaux aux droits différents : Blancs, Noirs, Métis, Indiens. Dès leur naissance, les habitants étaient classés dans ces quatre catégories.
La loi sur l’habitat séparé (Group Areas Act) attribue aux habitants un lieu de résidence en fonction de leur appartenance raciale. Le pays était alors subdivisé en dix Bantoustans (Réserves ethniques) avec l’obligation pour les Noirs de porter en permanence un laisser-passer (Pass law act) les assignant à une zone de travail et de vie. Cette loi institutionnalise la ségrégation résidentielle. Les villes à l’européenne sont habitées par les Blancs, les banlieues, par les métis et Indiens. Les cités dortoirs (Townships), agglomérations pauvres, sous-équipées et éloignées de 10 à 15km des villes sont réservées aux Noirs.
Le troisième pilier, ce sont les lois sur la terre (Land Acts) en vertu desquelles 87% des terres sont attribuées en 1913 et 1936 aux Blancs minoritaires qui en deviennent propriétaires. Les 13% restants revenaient à la population noire majoritaire. Pire, ces lois ont permis l’expulsion par la force de leurs terres, d’environ 4 millions de personnes. Les Noirs expulsés, sont involontairement installés dans des townships et les réserves ethniques.
Voilà pourquoi aujourd’hui encore, malgré les mesures agraires prises depuis l’accession de l’ANC au pouvoir en 1994, pour rétablir la justice dans ce domaine, la question de redistribution des terres est d’actualité brulante et prend une connotation politique.
La loi sur l’immoralité, interdit les relations sexuelles entre personnes de races différentes. Dans ce cadre les mariages mixtes étaient interdits depuis 1949.
Quant à la loi sur les équipements publics distincts « Reservation of separate Amenities Act », elle instaure la ségrégation raciale dans tous les domaines de la société (Transports, lieux publics, éducation, restaurants etc… A ce titre, dans la vie quotidienne, par des panneaux bien fixés, il est réservé aux Blancs, des bus, des restaurants, des guichets ou encore des plages. Les Noirs y sont interdits d’accès, et la violation de ces consignes par eux, entrainent des amendes dans le meilleur des cas, ou tout simplement la prison.
Le droit de grève était interdit aux travailleurs noirs, mais il leur est permis d’avoir des comités inoffensifs des travailleurs qui doivent collaborer avec les employeurs. Le recours à la main d’œuvre noire qualifiée dans le secteur de la construction par exemple, se limitait aux zones et quartiers où ils sont autorisés à avoir accès.
Toutes les dispositions légales étaient fondées sur la ségrégation raciale, tant dans le domaine social, culturel, qu’économique. L’explication du grand fossé existant entre les Blancs riches et les Noirs très pauvres, trouve son origine dans cette discrimination socio-économique, ce qui fait de l’Afrique du Sud, d’après la Banque Mondiale, l’un des pays au monde où les inégalités sociales sont les plus prononcées.
L’éducation et les soins de santé réservés aux Noirs étaient de moindre qualité. La loi sur l’éducation bantoue impose la ségrégation raciale dans tous les établissements d’enseignement y compris dans les centres d’études supérieures. Des collèges et universités sont créés pour les différents groupes non blancs. Même au niveau du secteur pénitencier, la ségrégation raciale jouait pleinement.
Par exemple en 1964, Nelson Mandela était jugé et condamné avec 7 de ses camarades dont walter Sisulu, Ahmed Kathrada, Govan Mbeki ( Père du Président Thabo Mbeki ), Raymond Mhlaba etc… et un (1) Blanc qui dénonçait aussi l’apartheid. Selon la loi en vigueur, ce seul Blanc du groupe nommé Denis Goldberg, était détenu à la prison centrale de Pretoria plus confortable et réservée aux Blancs, tandis que tous les autres noirs sont envoyés à Robben Island, une petite île à Cape Town où les conditions de détention sont très dures, voire inhumaines.
L’objectif de l’apartheid était d’institutionnaliser la suprématie blanche pour priver les sud-africains noirs (65% de la population en 1948, 83% en 2020) de leurs droits civiques. D’après certains analystes, ce système politique raciste et inique fut en fait le « résultat de l’anxiété historique des Afrikaners obsédés par la peur d’être engloutis par la masse des peuples noirs environnants ».
Si la peur et l’anxiété sont à l’origine de ce degré d’inhumanisme, la solution trouvée n’est ni bonne ni durable. La preuve en est que malgré sa longévité relative, elle a fini par être abandonnée. La collaboration et l’égalité des races sont meilleures et compatibles avec la paix. Finalement, face à l’échec du développement séparé, on est revenu à la formule de la collaboration et de la fraternité.
Toute action entrainant la réaction, l’instauration de l’apartheid a généré des résistances sous différentes formes. Le Congrès National Africain, en Anglais African National Congress (ANC) adopte d’abord des méthodes non violentes de lutte, prônant grèves, boycotts et campagnes de désobéissance civile.
En 1960, la police ouvre le feu sur les manifestants à Shaperville, tuant 69 Noirs. L’African National Congress et le Parti Communiste sont interdits et l’état d’urgence est instauré. Entré en clandestinité, l’ANC opte pour la lutte armée. En 1964 son leader Nelson Mandela, avec ses camarades de lutte, est condamné à la prison à vie pour « sabotage ». La direction du parti se trouve ainsi décapitée, ce qui n’a pas empêché la poursuite de la lutte, la cause étant juste.
En 1976, des milliers d’écoliers descendent dans les rues de Soweto pour dénoncer l’imposition dans l’enseignement, de l’Afrikaans, la langue des Blancs sud-africains. La manifestation commence dans le calme mais devient hors de contrôle lorsque la police de l’apartheid ouvre le feu. Le soulèvement durera un temps et fera près d’un millier de morts. Le monde entier s’en était ému.
Comme si cela ne suffisait pas, un an plus tard, en 1977 Steve Biko, fondateur du Mouvement de la Conscience Noire, meurt en prison sous les coups de la police. C’est un cas parmi tant d’autres. Des milliers de Noirs ont trouvé la mort dans des conditions vraiment inhumaines avec des pratiques sauvages incroyables et impitoyables, exercées sur des êtres humains dont la seule faute était d’être noirs et de réclamer leurs droits les plus élémentaires.
Le Révérend Desmond Tutu, héros de la lutte anti-apartheid, qui présidait la commission « Vérité et Réconciliation » après la libération du pays, ne pouvait pas retenir ses larmes face aux aveux des Blancs, des atrocités qu’ils ont fait subir aux Noirs. Il fut un temps leur politique était de réduire par tous les moyens cette population dont l’importance numérique devenait pour eux, inquiétante. C’est ainsi qu’en 1992, le gouvernement blanc n’a rien fait pour mettre fin à la guerre civile entre les Zoulous et les militants de l’ANC, ce qui a fait à l’époque au moins 10.000 morts.
Face à cette situation qui devient chaotique, la communauté internationale a exprimé ses inquiétudes et a condamné ce système dont elle exige la fin. Les sanctions contre l’Afrique du Sud se sont multipliées : exclusion des jeux olympiques, expulsion des organes de l’ONU, embargo sur les armes, sanctions économiques etc…Des stars s’engagent contre le régime lors d’un concert géant à Wembley (Grande Bretagne) en 1990. Le conseil de sécurité de l’ONU qualifiait depuis 1973 le système raciste, de crime contre l’humanité.
Dans le pays des émeutes se multipliaient. En 1978, l’église catholique sud-africaine et le conseil sud-africain des églises, au nom des protestants, se prononcent contre l’apartheid. A l’époque l’Organisation de l’Unité Africaine, a pris une part active dans cette lutte. Le groupe africain aux Nations-Unies veillait à l’évolution de la situation et faisait voter des résolutions à l’Assemblée Générale contre le régime de Pretoria.
Etaient aussi actives à New-York, deux structures de lutte anti-apartheid : le groupe « des Pays de la Ligne de Front », comprenant les Etats de l’Afrique Australe, le Kenya, la Tanzanie ; et ensuite le comité des Nations-Unies contre l’apartheid qui a été présidé pendant plusieurs années par le Nigéria en la personne du général Garba, Représentant permanent près les Nations-Unies.
Avec la décolonisation qui avançait à grands pas sur le continent, les colonies portugaises du Mozambique et d’Angola, ont accédé à l’indépendance en 1975. Anti-impérialistes notoires, ces deux pays nouvellement devenus souverains, et connaissant bien les affres de la colonisation portugaise qui voulait transformer leurs pays en colonies de peuplement, venaient alors au secours de l’ANC, en accueillant des milliers de jeunes exilés, dans les camps militaires d’entrainement. De retour en Afrique du Sud, ils ont constitué le fer de lance de la Nation, la branche militaire armée appelée en langue nationale Zoulou « Umkhonto we Sizwe ».
D’autres pays africains comme par exemple l’Algérie et la Guinée de Sékou Touré sont venus aussi en aide à cette lutte armée. On se souvient de l’exil à Conakry de la vedette sud-africaine, Miriam Makeba, artiste de réputation internationale, résolument engagée dans la lutte anti-apartheid.
Le Benin aussi, pendant la période révolutionnaire a été utile à l’ANC malgré ses modestes moyens. Le président Mandela l’a reconnu au cours de l’audience qu’il nous a accordée le 8 Août 2003 dans les locaux de sa Fondation à Johannesburg. Ce n’est pas, non plus, pour rien que, de son côté, le Révérend Desmond Tutu a fait une visite à Cotonou en 1999 dont il a gardé un bon souvenir et nous en a fait part au cours de notre entretien le 30 juillet 2003, dans son bureau à Cape Town.
Telles sont schématiquement présentées en survol, les réalités de l’apartheid qui est maintenant un fait historique du passé. L’Afrique du Sud d’aujourd’hui est donc venue de loin pour recouvrer en 1991 sa libération, grâce aux sacrifices multiformes de ses habitants noirs et de leur lutte inlassable, soutenue par la communauté internationale en général, le continent africain en particulier.
Le président Samora Machel du Mozambique, pays voisin, y a trouvé la mort, la chute de son avion ayant été provoquée par les éléments de l’armée de l’apartheid à cause de son soutien inconditionnel à l’ANC. Malgré tous ces crimes et atrocités, à sa sortie de prison, Mandela a tout pardonné pour la paix, la concorde et le bien-être de son peuple sans considération de race.
Dans cette ambiance conflictuelle caractérisée par l’isolement des Afrikaners et la montée des violences dans le pays, le président Frederik de Klerk a compris qu’il était temps de démanteler ce système qui ne fait plus recette. Quoiqu’il n’ait jamais admis que l’apartheid est un crime contre l’humanité, il a au moins présenté des excuses vers la fin de sa vie, sentant venir la mort, et a regretté les désagréments et les dégâts que ce système raciste a créés à la population noire.
Il ressort de ce système de l’apartheid que toutes les lois dans un pays, ne sont pas forcément bonnes, justes et neutres. Un régime peut s’en servir à sa guise pour confisquer les libertés démocratiques, instaurer la terreur et asseoir les bases de la dictature et le fascisme. Il arrive même que la volonté et la défense des intérêts de l’élite dirigeante soient traduites dans des textes légaux solennellement votés par le parlement.
C’est bien ce qui s’était produit en Afrique du Sud où la ségrégation raciale et son corollaire, « le développement séparé » avaient une base légale. En le pratiquant, ses acteurs et idéologues ne se reprochaient rien parce que c’était la loi. Or en vertu de ces lois iniques, de nombreux citoyens innocents et patriotes, victimes d’injustice, sont emprisonnés, tués, exilés, privés de leurs droits civiques et économiques.
L’un des enseignements qui se dégagent de la lutte contre l’apartheid, est que la loi, lorsqu’elle est injuste ou inique, peut être victorieusement combattue. La chute de ce régime raciste, a confirmé l’idée que la lutte légitime paye et libère. Des cas existent dans le passé et indiquent par exemple que la ségrégation raciale aux Etats-Unis et le nazisme en Allemagne qui étaient fondés sur la loi, ont finalement été remis en cause, voire abolis. A long terme, l’oppression du peuple est insoutenable . Certes les sacrifices sont nécessaires pour combattre l’oppression institutionnalisée, mais la justice s’impose tôt ou tard et la vérité finit toujours par triompher. Dans ce processus, le pardon est une force, une puissance extraordinaire que la sagesse recommande de toujours pratiquer.

Jean-Pierre A. EDON
Ancien Ambassadeur du Benin en Afrique du Sud, spécialiste des questions internationales

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